Commentaire composé du chapitre II, 28 de Don Quichotte de Cervantès
Résumé
Ce chapitre (tome 2, de la page 243 à la page 248 en collection « folio » Gallimard) présente une discussion, ou dispute, ou explication, entre Sancho Pança et son maître. De ce point de vue, il est à rapprocher de beaucoup d’autres chapitres du roman. Chevalier et écuyer devisent tout en cheminant lentement, le tempo « andante » favorisant l’échange de paroles. C’est un des nombreux passages aussi où le couple s’apprête à passer la nuit à la belle étoile, dans un petit bois. Ce qui se passe pendant la nuit est conté ici en une phrase seulement. Sancho Pança est moulu et gémissant parce qu’il a été roué de coups. Mais la différence, ici, avec les autres épisodes de ce type, c’est que Don Quichotte n’a pas partagé l’infortune de son valet, ce qui est un cas assez rare dans le roman. Sancho vient de faire l’expérience que son chevalier ne s’est pas comporté comme un chevalier, et Quichotte aura fort à faire, dans la discussion, pour rétablir dans son autorité l’idéal et l’immuable du code contre l’expérience sensible (et douloureuse) de l’écuyer ; dialogue ou affrontement du code et de l’expérience. La confiance de Sancho en Quichotte semble ébranlée. Pourtant les deux protagonistes ne se quittent pas, pas plus ici qu’ailleurs. Ce qui les unit d’une façon plus indéfectible que le lien d’argent ou le service féodal, c’est le désir, toujours renouvelé, du dialogue.
Plan
I – Le code contre l’expérience sensible
1- L’écuyer fait l’expérience de la solitude
2- Il résume les aventures du point de vue réaliste et intéressé
3 – Quichotte fait l’exégèse de son acte et admoneste Sancho
II – Foi vs salaire
1- Sancho se perd entre réalité et fiction, valet et écuyer
2 – Les comptes loufoques de Sancho
3 – Le monde des « memorias », de la foi et des promesses poursuit son cours
III – Le lien du dialogue
1 – Plutôt la mer des dialogues que silence et séparation
2 – Inégalité des conditions et égalité dans le dialogue
3- Dialogue, éducation et conscience de soi
Conclusion
Texte intégral
Ce chapitre (tome 2, de la page 243 à la page 248 en collection « folio » Gallimard) au titre plaisamment insignifiant (à la manière du titre de II, 9) présente une discussion, ou dispute, ou explication, entre Sancho Pança et son maître. De ce point de vue, il est à rapprocher de beaucoup d’autres chapitres du roman, dans la première ou dans la seconde partie : I, 18 ; I, 31 ; II, 7, etc. Ici, comme en beaucoup d’autres passages donc, chevalier et écuyer devisent tout en cheminant lentement, le tempo « andante » favorisant l’échange de paroles. C’est un des nombreux passages aussi où le couple s’apprête à passer la nuit à la belle étoile, dans un petit bois, lequel est en vue dès le début du chapitre et qu’ils atteignent à la fin (« En tenant ce discours ils entrèrent dans le bois », p. 248). Ce n’est pas, cependant, un épisode nocturne comme celui où ils sont effrayés par les marteaux à foulon (I, 20) : ce qui se passe pendant la nuit est conté ici en une phrase seulement. C’est en revanche un de ces nombreux moments du récit où Sancho Pança est moulu et gémissant parce qu’il a été roué de coups. Mais la différence, ici, avec les autres épisodes de ce type, c’est que Don Quichotte n’a pas partagé l’infortune de son valet, ce qui est un cas assez rare dans le roman.
Mais ce qui fait la spécificité de l’épisode et la teneur de l’entretien entre chevalier et écuyer, c’est que celui qui est désormais le « chevalier des lions », et a montré en effet un courage extrême dans l’aventure des lions (II, 17) – ce chevalier-là a fui devant le danger, comme il est conté au chapitre 27, et comme il est rappelé par les deux premières phrases du chapitre 28. Il a « pris la poudre d’escampette » (« puso pies en polvorosa »), il a vidé la place qui est pourtant celle que le chevalier ne doit jamais quitter : le « campo », le lieu des rencontres et des batailles. Fuir, c’est évidemment ce qu’un chevalier ne doit pas faire s’il veut être miroir et modèle des chevaliers, chevalier sans tache : il semble que Quichotte ait failli, qu’il se soit comporté en contradiction avec la Loi qu’il incarne lui-même (et lui seul, dans son époque), avec le code de l’antique chevalerie. C’est à propos de ce grave manquement que s’enclenche la discussion entre Quichotte et Sancho, discussion qui passe par toutes sortes d’avatars jusqu’au bout de l’épisode, de telle sorte que ce chapitre peut être en effet regardé comme celui du dialogue, et plus encore du « dialogisme », dans un sens, celui décrit par Bakhtine, que nous essaierons d’analyser dans la dernière partie du commentaire.
Mais d’abord nous allons lire le passage, dans un premier temps, à partir du manquement de Quichotte, de ce qu’on peut appeler aussi du nom (savant) qu’il emploie lui-même comme une arme contre Sancho Pança (p. 247) : sa « prévarication ». Sancho vient de faire, ici, l’expérience que son chevalier ne s’est pas comporté comme un chevalier, et Quichotte aura fort à faire, dans la discussion, pour rétablir dans son autorité l’idéal et l’immuable du code contre l’expérience sensible (et douloureuse) de l’écuyer ; dialogue ou affrontement du code et de l’expérience, c’est le titre que pourrait recevoir le premier temps du commentaire. Mais nous verrons ensuite que Sancho ne met pas seulement en doute la véracité des histoires de chevalerie : c’est, de façon à la fois plus générale et plus directe, sa confiance en Quichotte qui semble ébranlée ; il compare sa condition d’écuyer et son état précédent de laboureur ; il balance de l’une à l’autre et confond plaisamment les ordres en considérant le lien qui l’unit à Quichotte comme une relation intéressée, pécuniaire. Finance contre confiance, ou contrat contre fidélité, ou encore : salariat contre féodalité, voilà la rubrique sous laquelle on peut placer ce deuxième temps du commentaire. Pourtant les deux protagonistes ne se quittent pas, pas plus ici qu’ailleurs (sauf bien sûr dans les épisodes où Sancho est « en mission » : auprès de Dulcinée, ou dans son île) ; à la fin du chapitre ils peuvent paraître au contraire plus étroitement associés qu’ils ne l’ont jamais été ; et l’on essaiera de voir, donc, dans la troisième partie du commentaire, que ce qui les unit d’une façon plus indéfectible que le lien d’argent ou le service féodal, c’est le désir, toujours renouvelé, du dialogue ; et cet épisode dont les prémisses sont telles que la rupture (du lien et du dialogue) menace, ne fait qu’ouvrir en vérité d’une façon plus vaste encore la scène du dialogue, ou, plus exactement, d’un dialogisme généralisé
I – Le code contre l’expérience sensible
1- L’écuyer fait l’expérience de la solitude
Sancho a été violemment battu, et son maître ne l’a pas secouru (même s’il a tenté de le faire : voir p. 242) : voilà l’expérience qu’il vient de traverser. Elle est indéniable. Elle est écrite sur tout son corps. Elle fait de lui un « muet » : « Je ne suis pas en état de répondre, et mes épaules parlent assez pour moi » (p. 244). Un peu plus loin, il se traite de « barbare » : « sino que soy un bárbaro… », François de Rosset traduit par « rustre », p. 245). Le barbare, aux oreilles des autres, émet des sons inarticulés, comme une bête. Don Quichotte traite Sancho de « bête » (« ô homme qui tiens plus de la bête que de l’homme », p. 247), et en effet, dans l’aventure qui a précédé, il a émis intempestivement, devant l’escadron du village moqué, un braiment. Emporté par le désir d’imiter et de prolonger la harangue irénique de son maître, il s’est conduit comme une bête (qui voulait faire l’ange a fait la bête) et a reçu son salaire (la volée de coups). L’expérience le laisse sans paroles : il ne sait pousser que « de profonds aïe et des geignements douloureux » (p. 244). Don Quichotte lui demande la cause « d’un si amer chagrin », « tan amargo sentimiento » ; la question est déplacée, et le mot employé (« sentimiento » : peine, tristesse, regret) ne convient pas à la situation. Don Quichotte, qui n’a pas reçu de coups, n’y est pas du tout, n’est pas dans le bon registre et ne compatit pas. L’écuyer fait l’expérience de la solitude ; il exprime son sentiment, comme à l’accoutumée, par un proverbe, bref : « le mal d’autrui pend à un cheveu » (p. 245), « el mal ajeno de pelo cuelga », et qui répond, en tant que sentence, aux généralités sentencieuses et inefficaces de Quichotte. Les deux associés communiquent à coups de généralités, ils ne s’entendent plus et ils semblent n’avoir plus rien à faire ensemble : « je ferais mieux de m’en retourner chez moi », dit Sancho (p. 245) qui découvre que non seulement son maître ne l’a pas protégé et secouru les armes à la main, mais encore qu’il est incapable de le soulager ou réconforter. Les paroles de Quichotte font autant d’effet que le baume de Fierabras (voir I, 10 ; I, 17) ; d’un côté, un corps souffrant, de l’autre le langage de la morale ou des tautologies pseudo-scientifiques : « la cause de cette douleur provient sans doute, etc. » (au bas de la p. 244 – la phrase la plus oiseuse sans doute que Quichotte prononce dans tout le roman). Ils ne sont plus du tout ensemble, parlent les langages les plus opposés possible : celui du corps, celui du raisonnement abstrait.
I – Le code contre l’expérience sensible
1- L’écuyer fait l’expérience de la solitude
Sancho a été violemment battu, et son maître ne l’a pas secouru (même s’il a tenté de le faire : voir p. 242) : voilà l’expérience qu’il vient de traverser. Elle est indéniable. Elle est écrite sur tout son corps. Elle fait de lui un « muet » : « Je ne suis pas en état de répondre, et mes épaules parlent assez pour moi » (p. 244). Un peu plus loin, il se traite de « barbare » : « sino que soy un bárbaro… », François de Rosset traduit par « rustre », p. 245). Le barbare, aux oreilles des autres, émet des sons inarticulés, comme une bête. Don Quichotte traite Sancho de « bête » (« ô homme qui tiens plus de la bête que de l’homme », p. 247), et en effet, dans l’aventure qui a précédé, il a émis intempestivement, devant l’escadron du village moqué, un braiment. Emporté par le désir d’imiter et de prolonger la harangue irénique de son maître, il s’est conduit comme une bête (qui voulait faire l’ange a fait la bête) et a reçu son salaire (la volée de coups). L’expérience le laisse sans paroles : il ne sait pousser que « de profonds aïe et des geignements douloureux » (p. 244). Don Quichotte lui demande la cause « d’un si amer chagrin », « tan amargo sentimiento » ; la question est déplacée, et le mot employé (« sentimiento » : peine, tristesse, regret) ne convient pas à la situation. Don Quichotte, qui n’a pas reçu de coups, n’y est pas du tout, n’est pas dans le bon registre et ne compatit pas. L’écuyer fait l’expérience de la solitude ; il exprime son sentiment, comme à l’accoutumée, par un proverbe, bref : « le mal d’autrui pend à un cheveu » (p. 245), « el mal ajeno de pelo cuelga », et qui répond, en tant que sentence, aux généralités sentencieuses et inefficaces de Quichotte. Les deux associés communiquent à coups de généralités, ils ne s’entendent plus et ils semblent n’avoir plus rien à faire ensemble : « je ferais mieux de m’en retourner chez moi », dit Sancho (p. 245) qui découvre que non seulement son maître ne l’a pas protégé et secouru les armes à la main, mais encore qu’il est incapable de le soulager ou réconforter. Les paroles de Quichotte font autant d’effet que le baume de Fierabras (voir I, 10 ; I, 17) ; d’un côté, un corps souffrant, de l’autre le langage de la morale ou des tautologies pseudo-scientifiques : « la cause de cette douleur provient sans doute, etc. » (au bas de la p. 244 – la phrase la plus oiseuse sans doute que Quichotte prononce dans tout le roman). Ils ne sont plus du tout ensemble, parlent les langages les plus opposés possible : celui du corps, celui du raisonnement abstrait.
2- Il résume les aventures du point de vue réaliste et intéressé
Cette expérience de l’absence de communication et de sympathie, Sancho l’élargit à toutes leurs aventures. Il cesse, là, d’être un muet et un dolent, pour redevenir le bavard que nous connaissons. Il décrit (milieu de la page 246) les aventures passées d’une façon qui prend le contrepied de tous les romans de chevalerie (sauf, si l’on en croit le curé, I, p. 104, le roman de Tiran le Blanc, qui montre des chevaliers qui « mangent et dorment ») : « J’ai couché sur la dure… me soutenant avec un morceau de fromage, etc. » Il faut retenir ici le « je » qu’il emploie, comme si Sancho avait été seul sur son chemin ou bas-côté, tandis que son maître suivait le « chemin royal » des aventures : il n’y a plus, dans son récit, d’aventures, mais l’ennui et les fatigues quotidiens et vains. Le conteur Sancho est ici véritablement, au sens premier du mot, un « prévaricateur » (« prevaricor » : labourer de travers), c’est-à-dire que lui, le laboureur, sort, dans son récit, du sillon habituel des histoires chevaleresques. Le « campo » (la rase campagne et le champ de bataille) des aventures devient dans sa bouche un « désert » où rien n’advient que des désagréments. Ici aussi le code (la ligne normale des récits) est contrebattu et subverti par l’expérience effectivement vécue, qui produit une tout autre sorte de récit. Mais il faut dire que c’est Don Quichotte qui s’est écarté le premier de la ligne droite ; il s’était montré jusque là comme le « miroir de la chevalerie », c’est-à-dire comme étant lui-même preuve et garant de la valeur du code, mais en fuyant il a « détraqué » le code et la ligne. Le chevalier errant est en effet par définition celui qui cherche le danger et que le danger adoube. Or, Quichotte vient de laisser libre le « campo », vient de « faire place » (« dar lugar », deuxième phrase du chapitre) aux autres. Voilà une action dont les romans de chevalerie ne donnent pas l’exemple : la page est blanche, donc, et Sancho y écrit son nouveau code, présenté en effet comme une loi générale : « les chevaliers errants s’enfuient et laissent leurs bons écuyers moulus » (p. 244). Cette formulation est cruelle pour Don Quichotte : Sancho ne parle pas au passé et ne questionne pas (« pourquoi vous êtes-vous enfui ? »), le présent qu’il emploie est dur (vous êtes en train de fuir, vous entrez dans l’histoire comme le chevalier fuyard) et le pluriel est dur (à cause de vous, tous les chevaliers errants s’enfuient, vous avez changé le code, car ce que fait tel chevalier en telle rencontre oblige tous les autres). « Cela ne m’empêchera pas de dire que les chevaliers errants etc. » dit Sancho : c’est l’expérience qui parle et ne peut pas ne pas parler, face à Quichotte qui est celui qui ne fait aucune expérience, n’apprend rien par l’expérience (rien jamais ne dément pour lui l’Écriture, les articles du canon chevaleresque). Tout ce qui se passe dans ce chapitre (c’est-à-dire l’entretien mouvementé de Quichotte et de Sancho) découle de la « prévarication » de Quichotte, de son « manquement » fondamental : pour Sancho, le code se retire, comme une mer, et il « découvre terre » (p. 245, « voy descubriendo tierra »). Or, comme l’autorité de Quichotte sur Sancho s’appuyait sur le prestige du code et de l’idéal, elle est ici menacée ; il essaie, dans la discussion, de la restaurer, ce qui ne va pas sans mal et se passe par étapes, comme nous allons essayer de le voir maintenant dans le troisième moment de cette première partie du commentaire
3 – Quichotte fait l’exégèse de son acte et admoneste Sancho
Du texte des romans de chevalerie, Don Quichotte prétend ne jamais s’écarter « d’un point » : il prétend être aussi exact à suivre les prescriptions chevaleresques qu’un historien, de son côté, doit l’être à narrer les faits (voir I, p. 68 : « ne sortir un seul point de la vérité »). Ici, il doit donc faire, à l’attention de Sancho (son public et son juge), l’exégèse de son action afin de démontrer que, contrairement à l’apparence, il n’a pas dérogé et s’est conformé au texte.
a) Il le fait d’abord en faisant entendre une parole d’autorité : « il faut que tu saches, Sancho… » ; Sancho est traité comme celui qui ne sait pas (une bête), qui n’a pas connaissance du texte dont il s’agit : un ignorant et un laïc à côté du clerc Quichotte. Quichotte se couvre ensuite de l’autorité des « histoires » (« Les histoires sont remplies de tels exemples… »), mais (chose étonnante) choisit de ne pas rapporter ces histoires : le savant Don Quichotte aurait pu ici nommer à la suite plusieurs vaillants chevaliers qui durent fuir « afin de se réserver pour des temps meilleurs ». Il ne le fait pas. Soit en effet parce que, comme il le dit, « cela ne lui fait pas plaisir » de se rappeler que même les romans de chevalerie ne rapportent pas seulement des aventures glorieuses mais mentionnent aussi des circonstances qui ne sont pas des aventures et où le vaillant doit refréner son désir de montrer sa vaillance (lecteur, il s’est peut-être impatienté en lisant de telles pages). Soit aussi que les exemples qu’il prétend avoir imités en l’occurrence (lui qui ne veut être qu’imitateur, et imitateur du meilleur, du preux parmi les preux : Amadis) n’existent pas : nulle part il n’est dit qu’Amadis aurait fui. Don Quichotte embarrassé mentirait, donc, ici, à Sancho. On peut penser, enfin, que Quichotte renonce à la litanie des exemples parce qu’il sent monter l’irritation de Sancho ou qu’il conçoit que, tout de même, infliger une longue démonstration érudite à un blessé ne serait pas charitable.
b) Quoi qu’il en soit, la rhétorique de Quichotte est ici plus embarrassé qu’à l’ordinaire, peu convaincante (« je me suis retiré, mais pourtant je ne me suis pas enfui ») ; il peine à faire correspondre les faits bruts avec l’orthodoxie chevaleresque. Le lecteur s’amuse, et Sancho s’indigne. Son indignation éclate après que Quichotte a usé maladroitement d’un langage technique, oiseux et emberlificoté (« La cause de cette douleur… et s’il t’en eût pris davantage, tu sentirais plus de douleur ») qui cache mal son embarras. Il est patent qu’il n’est plus le harangueur persuasif que Sancho admirait dans l’épisode précédent, face à l’escadron du village moqué. Sancho n’admire plus, il dénonce au contraire la vanité de la parole savante. Aussi Quichotte adopte-t-il une autre tactique : il décide de se taire et d’écouter (« parlez donc, mon fils…, p. 245).
c) Cette tactique paie : c’est au tour de Sancho de s’embarrasser dans les invraisemblances et les exagérations. Sancho réclamant vingt ans de salaire (p. 247) passe largement la mesure et permet à son maître de « reprendre la main » et la direction de la discussion. Don Quichotte rentre, en développant sa tirade moralisatrice (« Mais dis-moi, prévaricateur… », p. 247), en possession d’un verbe qui cloue le bec à l’écuyer impressionné par le latin (« mare magnum ») et les effets rhétoriques (« entre, entre… entre dis-je… ») ; il redevient le Chrysostome, le Cicéron et le Démosthène que Sancho a eu plusieurs fois l’occasion d’applaudir. Sancho subjugué ne peut que se taire et, conscient de son insuffisance (voir haut de la p. 248), désirer s’initier comme un catéchumène : son maître apparaît à nouveau devant lui comme le prédicateur irrésistible de l’idéal, le prophète qu’on veut suivre. Le commandement, ou plus exactement l’adjuration par laquelle Quichotte termine son prêche (« Élargis ton cœur… ») marque son triomphe, à la fin de l’épisode. Le code, en effet, l’emporte sur l’expérience, l’éloquence idéaliste sur les manifestations du corps meurtri, le messianisme passionné sur le bon sens intéressé. Après être quasi mort en tant que chevalier aux yeux de Sancho, voilà que Quichotte-Christ ressuscite ; Sancho qui souffre et geint comme une bête promet de s’amender, et Quichotte est dans la position de pardonner à celui dont il n’a pas partagé la souffrance.
pardonner à celui dont il n’a pas partagé la souffrance.
II – Foi vs salaire
Mais il n’en va pas, dans ce chapitre, seulement de l’affrontement entre deux langages : onomatopées, dictons, comptes d’apothicaire et récit réaliste d’un côté, jargon érudit et emphase visionnaire de l’autre. Ou, plutôt, l’affrontement se fonde sur une opposition sociale et morale. Deux mondes sont dessinés ou indiqués : le monde féodal de la fidélité, de la loyauté et du service de vassal à suzerain ; et le monde plus moderne du service contre salaire. C’est le même mot, « vassal » et « valet » (tous deux provenant de « vassus »), et dans ce chapitre, Sancho glisse d’un emploi à l’autre : se souvient qu’il a été laboureur (son maître s’appelait Thomas Carrasco, p. 246), mais ne renonce pas à se regarder comme serviteur ou même servant de Don Quichotte, et vassal espérant son fief : l’île (voir p. 247 et p. 248). À vouloir jouer sur les deux tableaux (l’idéal et le pratique), il ne sait plus, comme nous allons essayer de le voir, dans quel temps et dans quel espace il vit, où est le vrai, où est le faux, mais, comparant ses deux états (son état de valet, mari et père, et son état d’écuyer en espérance d’une île), il choisit, emporté par la folie de son maître, l’actuel, dont il se plaint pourtant.
1- Sancho se perd entre réalité et fiction, valet et écuyer
1Nous ne sommes pas très loin du village, et l’époque où Sancho servait comme valet et laboureur n’est pas non plus éloignée : mais c’est comme si le retour était impossible (« je ferais mieux, si je n’étais un rustre, de m’en retourner chez moi… »). Auprès de son maître Quichotte, il a appris qu’il était un barbare devant être éduqué, et le voici, maintenant, à mi-chemin, entre deux ou nulle part, dans le nulle part ou dans la « mancha », la « tache », le terrain vierge où Quichotte l’a entraîné. Il n’est plus laboureur et ne veut plus l’être (à la fin du roman, il est prêt à se faire berger), mais, étant donné ce qu’il vient d’endurer et tout ce qu’il a déjà enduré, il ne veut pas être écuyer de chevalier errant non plus. Car l’expérience l’instruit : « chaque jour je découvre terre du peu que je peux espérer de votre compagnie » (p. 245). Il donne une description exacte du territoire de la chevalerie : « des chemins qui n’en sont point et des voies qui n’en ont point » (p. 245, « caminos sin camino y sendas y carreras que no las tienen »). « Des chemins sans chemin », sans issues et sans débouchés, des illusions de chemin où l’on ne fera jamais carrière. De cela, Sancho se rend compte lucidement. Il a suffi que Quichotte, en fuyant, manque « d’un point », pour que, à partir de ce point, tout le tissu se détricote ou apparaisse en effet comme un tissu (de fables) : « Puissé-je voir brûlé celui qui donna le premier coup d’aiguille dans la chevalerie errante, ou tout au moins au premier qui voulut être écuyer de fous comme devaient l’être tous les chevaliers errants du temps passé », p. 245 ; « el primero que dio puntada en la andante caballería » : donna un point (de couture). Pourquoi Sancho ne laisse-t-il pas en plan ce monde forgé, pour regagner son village, c’est-à-dire le réel ? C’est qu’il ne sait plus bien lui-même ce qui est réalité, ce qui est fiction, et il ne veut pas renoncer au présent, c’est-à-dire à son service d’écuyer auprès de Don Quichotte, pour revenir vers le passé, c’est-à-dire sa condition de laboureur (voir le haut de la p. 246) qui pourtant le nourrissait plus sûrement et plus régulièrement. Il regrette seulement qu’il y ait eu, dans le passé (un passé mythique), un premier chevalier errant et un premier écuyer (pour la réflexion d’ordre mythologique sur « le premier qui fit ceci ou cela », voir II, p. 191-192). Il regrette ce coup (puntada ») initial donné, d’où découle sa condition actuelle : c’est comme s’il était la victime d’un enchantement. Mais il veut sauver le présent qui n’est pourtant que la continuation et l’imitation de la génération de fous qu’il vient de maudire : « je ne dis rien du présent, etc. » (p. 245). De l’engeance de fous serait sortie une race de sages dont Quichotte serait la quintessence. Quichotte ne l’a pas protégé (comme doit le faire un chevalier), mais Sancho n’en tire pas la conclusion que son maître n’est pas chevalier. Pris entre, d’une part, son admiration pour Quichotte (et le prestige de la condition d’écuyer) et d’autre part la cuisante expérience qu’il traverse, il perd pied dans son raisonnement, intervertit présent et passé, sagesse et folie, entreprend de compter les jours dans le temps sans successivité de la fable chevaleresque, et de compter des pieds de terre dans ce territoire sans chemins et sans terrain de la rêverie
2 – Les comptes loufoques de Sancho
Encouragé par Quichotte (« regardez ce que vous pouvez et devez gagner par mois », p. 246), Sancho entreprend en effet de faire les comptes, c’est-à-dire de verser le monde de la foi chevaleresque (où l’on ne compte pas, où l’on donne sa parole) tout entier dans le monde du salariat, du contrat et des règlements d’argent. Sancho a déjà compté de façon absurde quand il racontait à Quichotte l’histoire du chevrier et de ses trois cents chèvres (I, p. 221). Il avait provoqué alors l’impatience de son maître, ici il provoque son rire (haut de la page 247). Mais, ici comme alors, ce que Quichotte demande à son valet, c’est de ne pas détailler et d’en venir tout de suite au total ; lui-même, Quichotte, ne veut pas s’occuper des comptes et de l’argent (« payez-vous de vos propres mains », p. 246 ; « tu veux que l’argent que tu as à moi se consume tout en tes salaires ! […] je te le donne dès à présent », p. 247). Se mêlent et se répondent, dans cet épisode, le monde des contes, des fables, des promesses, et celui des comptes et de « l’intérêt particulier » (p. 248). Le paysan, laboureur, journalier Sancho calcule ce qui lui revient en propre ; le paladin ne calcule pas parce que, d’une part, son ministère est de secourir les faibles en toute occasion et de ne pas regarder son intérêt, et que, d’autre part, la terre entière lui revient sans limites : le « campo » du chevalier ne se mesure pas en ares comme le champ du laboureur ; c’est l’espace idéal ouvert par l’aventure rencontrée, il est exigu comme un point (l’instant de l’aventure et de l’épreuve) et vaste comme la mer ou comme l’empire indéterminé au sein duquel flotte l’île que l’écuyer recevra pour la gouverner. Cet espace idéal, il est plaisant de voir Sancho l’arpenter et le convertir en monnaie trébuchante. Il évalue comme un géomètre la surface de terrain où il se couche pour dormir (« comptez-moi sept pieds de terre…, p. 245), mais c’est pour montrer que ce compte est vain puisque, pour les chevaliers, le monde est ouvert et n’est la propriété de personne : « si vous en désirez davantage, prenez-en encore autant. Il ne tient qu’à vous de vider la marmite. Étendez-vous tout à votre aise ». Le chevalier (et son écuyer) sont idéalement « à l’aise » dans le monde ouvert – à condition de se contenter de dormir sur la dure. Tout aussi absurdement, Sancho veut se faire payer la promesse de l’île (p. 247). Dans tout cet épisode, où Sancho essaie grossièrement de gruger son maître, il s’efforce de faire valoir des droits de salarié et de valet dans un monde où il ne peuvent plus du tout valoir puisque, dans ce monde, il n’y a d’une certaine façon plus de temps et plus d’étendue, pas de présent. Ce faisant, il montre qu’il ne peut pas renoncer au monde de son maître, qu’il ne peut pas retourner chez lui « auprès de sa femme et de ses enfants » (p. 245) : il a mordu à l’idéal de son maître, il est ferré
3 – Le monde des « memorias », de la foi et des promesses poursuit son cours
Si, en effet, Don Quichotte (c’est-à-dire le rêve et l’idéal) triomphe à la fin de l’épisode et retrouve toute sa gloire, ce n’est pas parce que la tentative d’extorsion de Sancho est trop grossière. Quand Sancho avance le « montant » de « vingt ans et trois mois, plus ou moins » pour la durée de la promesse, il peut se figurer que dans le monde des chevaliers, des durées pareilles ne sont rien, et que son maître, « qui en connaît un point de plus que le diable » (p. 245), trouvera bien le moyen, magiquement, de le payer. Mais c’est ici Quichotte qui compte de façon plus « réaliste » (« il y a vingt-cinq jours que nous sommes sortis de notre village », p. 246 ; « je ne suis demeuré dans tout le cours de nos sorties que deux mois à peine », p. 247). Sancho montre, en tout cas, qu’il habite lui aussi - malgré ses récriminations, et bien qu’il ne puisse pas s’empêcher de chercher en toute circonstance son profit personnel - le monde idéal de la chevalerie. Sinon, si son vœu le plus cher n’était pas finalement de devenir un modèle d’écuyer, il ne serait pas touché par les reproches de Quichotte (bas de la page 247). Il répond « d’une voix dolente » (haut de la page 248) : « dolent » indiquant maintenant non pas qu’il souffre dans sa chair, mais qu’il souffre au moral. La victoire de Quichotte se marque à cela ; il a transmué la douleur physique de son valet en contrition et résipiscence, et toute la discussion a pour effet que l’expression « amargo sentimiento » employée d’abord par Quichotte en dépit de la réalité des faits, donne maintenant la description adéquate de l’état d’âme de Sancho. Quichotte, secondé par l’ingénuité admirative de Sancho, a su faire que la réalité corresponde à son désir et à son idéal autarcique. Sancho a (comme par enchantement) oublié ses souffrances, et c’est le narrateur qui nous les rappelle, tandis que l’écuyer dort et geint : « Sancho eut une nuit très pénible, parce que le serein rendait la bastonnade plus sensible ». Il y a eu bastonnade en effet, ce que la fin messianique de l’épisode ferait oublier. Après avoir été ébranlé un instant et menacé de basculer vers le monde du contrat et du pécule, le monde de l’idéal a retrouvé son assise. On peut l’appeler aussi, ce monde de l’idéal, le monde des « remémorations », selon le mot que le narrateur emploie en nous apprenant que Don Quichotte a passé cette nuit-là « en sus continuas memorias » (« ses rêveries ordinaires », dit François de Rosset). Don Quichotte se remémore ce qu’il a lu et vu (dans les romans et dans le roman de sa vie), il se récite son texte, cette récitation lui tient lieu de vie intérieure. Cette récitation a été interrompue par le fait inattendu de la fuite et par les réclamations de Sancho, mais la déchirure est réparée, et le tissu des fables est à nouveau uni et continu. Le voyage chevaleresque (c’est-à-dire le livre) se poursuit, ce qu’indique la dernière phrase du chapitre : ils s’acheminent « vers les bords du fameux Èbre… ». Pourquoi « fameux » ? Parce que nommé dans les chroniques, les romances et les romans. Ce n’est pas le fleuve réel, et la réalité que Sancho souffrant a tenté de faire valoir, se dissout. L’idéal l’emporte sur la condition socio-économique, et Sancho qui voulait se faire payer des promesses ne sera payé que de promesses. Le « tu l’auras » fait valoir sa magie.
Nous avons lu le chapitre, en quelque sorte une première fois du point de vue de Quichotte (faisant effort pour rétablir son autorité), une deuxième fois du point de vue de Sancho (profitant de l’occasion pour réclamer ses droits – de valet ? d’écuyer ? – et oscillant entre lucidité et niaiserie, rancœur et ferveur). Mais il ne faudrait pas trop insister sur l’opposition des deux acteurs : en réalité, dans la discussion, ils coopèrent. Ils prennent au dialogue un plaisir égal à celui que, dans tout le roman, les personnages prennent aussi à « ouïr conter des contes ».
III – Le lien du dialogue
À plusieurs reprises, lisant ce chapitre, le lecteur peut s’interroger sur la « sincérité » de Quichotte et de Sancho : dans quelle mesure cherchent-ils à se manipuler l’un l’autre ? Jouent-ils ? Sont-ils sérieux ? Que cherchent-ils vraiment ? Tout ce qui se dit ici n’est-il dit que pour faire passer le temps et oublier les douleurs ? Car il y a une chose sur laquelle ils s’entendent, tous les deux : il faut qu’il y ait dialogue, il faut que ne cesse pas cet échange, ce négoce, qui n’est ni le service commandé par la foi jurée, ni le service commandé par l’intérêt. Le Quichotte de Cervantès ne se contente pas de faire contraster des univers antinomiques et de tirer du contraste, comme ici, des effets comiques. Il propose en quelque sorte une médiation et une résolution des oppositions et des contradictions ; il le fait par l’invention d’un dialogisme généralisé.
1 – Plutôt la mer des dialogues que silence et séparation
Le Quichotte est un tissu, une assemblée de dialogues, et les aventures, dirait-on, ne sont là que pour susciter discours et exégèses dialoguées. C’est le cas avec ce chapitre, qui apporte une longue queue de commentaires à la brève aventure du braiment de l’écuyer et de la fuite du chevalier. Constatons d’abord, tout simplement, qu’il y a, ici, dialogue, alors qu’il pourrait y avoir tout autre chose. Les deux partenaires pourraient se taire et cheminer côte à côte en silence. Ils pourraient « briser là » et continuer chacun de son côté. Mais Sancho ne part pas, il dit qu’il ferait mieux de partir, c’est là toute la différence, il ne fait même pas mine de « tourner les rênes », à aucun moment. Un lien retient les deux comparses ensemble qui est autre chose que la foi en l’accomplissement des promesses ou l’appât du salaire. Et de son côté, Don Quichotte, quand il donne congé à Sancho (p. 247 : « j’aime mieux demeurer pauvre et sans un denier que de me voir avec un si méchant écuyer »), ne doit pas être pris au mot, puisque l’instant d’après, il l’exhorte au contraire à « entrer » dans le « mare magnum » des histoires de chevalerie. Cette expression de « mare magnum » retient l’attention. C’est peut-être une allusion au fameux passage d’Ovide (« Suave mari magno… »). Cela indiquerait alors que le chevalier Quichotte n’est pas homme à contempler du bord (« e terra ») les travaux et peines d’autrui (voir par exemple, dans le chapitre précédent, p. 238-239, comment Quichotte regarde d’abord d’en haut les armées avant de descendre se mêler à elles : il ne peut pas rester en dehors de l’affaire, du « labor alterius »). Le chevalier, le héros – et le marin, Ulysse ou Colomb, en est un type essentiel – se jette dans les aventures comme dans une mer, il est pris par elles, et la plaine « sans chemins » que Sancho a décrite, c’est aussi la plaine liquide. Au moment où Sancho « découvre terre », reprend pied sur terre (haut de la page 245), Quichotte lui représente le « mare magnum », et l’on pourrait dire que leur opposition est celle de la mer et de la terre, de l’errant et du laboureur. Mais c’est aussi une invitation à la discussion ; « tu ne feras plus un pas avec moi », dit Quichotte à Sancho, mais ce qu’ils poursuivent ensemble, c’est leur « navigation », c’est-à-dire certes la quête d’aventures mais aussi leurs disputes houleuses. Ces « sendas que no las tienen » dont parle Sancho, ces « chemins qui ne mènent nulle part », peuvent être les chemins du dialogue : ils ne débouchent en effet sur rien (à la fin du chapitre) si ce n’est sur le rappel des promesses et espérances, et sur des résolutions qui n’engagent guère (Sancho annonce qu’il est déterminé à « tirer force de sa faiblesse »).
2 – Inégalité des conditions et égalité dans le dialogue
Que la discussion en elle-même est intéressante, abstraction faite de son sujet et de son résultat, c’est ce qui est indiqué par une phrase mise dans la bouche de Quichotte (bas de la p. 245) : « parlez donc, mon fils, et dites tout ce qui vous viendra à la pensée et sur les lèvres ; pourvu que vous ne sentiez pas de douleur, j’aurai pour agréable l’ennui que me donneront vos impertinences ». Il est agréable, en soi, d’écouter l’exposé d’un point de vue opposé, de recevoir la contradiction, même si les discours de Sancho sont qualifiés par avance d’impertinences, « impertinencias ». Sancho parle comme un écuyer ne doit pas parler à son maître : Quichotte lui rappelle la règle et la met comme un miroir sous ses yeux ; mais en même temps il laisse son écuyer développer ses impertinences, et de cette manière se produit un curieux effet de dialogisme opposant l’écuyer idéal tel qu’il figure dans les romans (« si tu trouves que jamais écuyer ait dit ni pensé ce que tu viens de dire…, p. 247) et l’écuyer actuel et imparfait qu’est le paysan Sancho. Certes, pour finir, Sancho promet de rentrer en lui-même et de tâcher de se conformer au modèle. Mais entre-temps, entre les « aïe » du début et les promesses ferventes de la fin, tout le dialogue s’est développé, relancé, à certains moments, par des questions dont la fonction, semble-t-il, purement rhétorique, est de faire vivre la discussion : « combien vous semble-t-il que je vous dois donner de plus que ne vous donnait Thomas Carrasco ? » demande par exemple Quichotte (p. 246), ce qui permet à Sancho de faire l’état de ses comptes. Comme Sancho a plaisir à entendre son maître discourir, Quichotte aussi aime entendre Sancho, beaucoup de passages du roman, et spécialement celui-ci, le disent. Peu à peu dans le roman (c’est une des façons de le lire), le chevalier apprend à écouter et à apprécier son écuyer, à l’admettre auprès de lui dans la discussion quasiment comme un pair. Dès qu’un maître permet à un valet de lui répondre, c’est-à-dire de faire entendre comme le maître un « je », il instaure une sorte d’égalité : l’égalité essentielle de « je » et de « tu » dans l’interlocution (égalité symbolisée peut-être, « arborée », par l’hêtre et l’orme, deux arbres égaux en taille et dignité, où s’installent chacun de son côté Quichotte et Sancho pour la nuit, p. 248). Parler trompe la douleur, et fait oublier aussi l’inégalité des conditions, et à la fin du chapitre ce n’est pas tant comme valet que comme disciple devant être éduqué que Sancho reconnaît l’autorité de Quichotte ; il est vrai qu’un écuyer n’est pas enfermé dans sa condition comme un valet de ferme : il est destiné à devenir chevalier ; c’est l’avantage que Sancho peut trouver à se représenter comme écuyer ; et c’est par les entretiens, discours et disputes que Sancho peu à peu apprend et se forme.
3- Dialogue, éducation et conscience de soi
Mais ce chapitre ne fait pas entendre seulement un entretien entre Quichotte et Sancho ; tout y dialogue avec tout. Rien ne parle sans recevoir son répons. Le « dialogisme » paraît être ici, délibérément, le principe de l’invention. « Dans le Quichotte », dit Bakhtine, « le discours romanesque est mis à l’épreuve de la vie, de la réalité » et : « la plénitude des points de vue incarnés à laquelle apsire le roman n’est pas la plénitude logique, systématique des points de vue possibles, c’est la plénitude historique et concrète des langages socio-idéologiques, entrés en action mutuelle à une époque donnée."
a) Revoyons, d’abord, le début du chapitre. La deuxième phrase y répond à la première, est « couverte » par la première, comme une vérité générale (« Quand l’homme vaillant… ») couvre un cas particulier, ou comme la majeure d’un syllogisme contient la mineure. C’est un début de chapitre remarquable (sans autres exemples dans le roman) qui ne reprend pas tout de suite le fil de l’histoire particulière de Quichotte, mais se place un instant sur un plan « supérieur ». Bref écart dans la narration qui indique qu’il y a en effet quelque chose à couvrir, à pallier : l’accès de lâcheté du chevalier (encore qu’il n’y ait pas exactement lâcheté, quand on est chevalier armé d’une lance, à fuir l’arme à feu, l’arquebuse). En quelque sorte, la première phrase énonce le code (l’ancien, l’immuable) et la suivante ironise (« prit la poudre d’escampette et sans se ressouvenir de Sancho… ») et apporte le « moderne ». Ce début en deux temps convient à ce chapitre exemplaire de la polyphonie du Quichotte ; « polyphonie », c’est-à-dire, selon Bakhtine, capacité du discours littéraire à prendre en compte tous les autres discours non littéraire. Le Quichotte est spécialement organisé pour l’exercice de cette capacité, puisque le héros y est un livre se promenant ouvert dans la campagne, et interrogé, malmené et parfois réduit au silence (comme ici) par le lecteur « barbare » (mais captivé) qu’est le paysan Sancho. Le syllogisme du début du chapitre pourrait s’énoncer ainsi : les vaillants fuient – Quichotte est vaillant – donc il fuit ; il fuit effectivement dans la discussion, louvoie, se tait, interroge, laisse parler, mais revient à la fin pour apporter la péroraison. En tout cas, le livre-chevalier sait quelquefois se fermer pour que puisse s’ouvrir l’espace et le temps de la discussion avec le lecteur mécontent, ou « déçu ». La phrase de Sancho par laquelle il marque sa désillusion (« les chevaliers errants s’enfuient ») est ainsi une réponse et un démenti apporté à la totalité de la littérature chevaleresque.
a) Revoyons, d’abord, le début du chapitre. La deuxième phrase y répond à la première, est « couverte » par la première, comme une vérité générale (« Quand l’homme vaillant… ») couvre un cas particulier, ou comme la majeure d’un syllogisme contient la mineure. C’est un début de chapitre remarquable (sans autres exemples dans le roman) qui ne reprend pas tout de suite le fil de l’histoire particulière de Quichotte, mais se place un instant sur un plan « supérieur ». Bref écart dans la narration qui indique qu’il y a en effet quelque chose à couvrir, à pallier : l’accès de lâcheté du chevalier (encore qu’il n’y ait pas exactement lâcheté, quand on est chevalier armé d’une lance, à fuir l’arme à feu, l’arquebuse). En quelque sorte, la première phrase énonce le code (l’ancien, l’immuable) et la suivante ironise (« prit la poudre d’escampette et sans se ressouvenir de Sancho… ») et apporte le « moderne ». Ce début en deux temps convient à ce chapitre exemplaire de la polyphonie du Quichotte ; « polyphonie », c’est-à-dire, selon Bakhtine, capacité du discours littéraire à prendre en compte tous les autres discours non littéraire. Le Quichotte est spécialement organisé pour l’exercice de cette capacité, puisque le héros y est un livre se promenant ouvert dans la campagne, et interrogé, malmené et parfois réduit au silence (comme ici) par le lecteur « barbare » (mais captivé) qu’est le paysan Sancho. Le syllogisme du début du chapitre pourrait s’énoncer ainsi : les vaillants fuient – Quichotte est vaillant – donc il fuit ; il fuit effectivement dans la discussion, louvoie, se tait, interroge, laisse parler, mais revient à la fin pour apporter la péroraison. En tout cas, le livre-chevalier sait quelquefois se fermer pour que puisse s’ouvrir l’espace et le temps de la discussion avec le lecteur mécontent, ou « déçu ». La phrase de Sancho par laquelle il marque sa désillusion (« les chevaliers errants s’enfuient ») est ainsi une réponse et un démenti apporté à la totalité de la littérature chevaleresque.
b) Il faut prendre aussi le « dialogisme » dans un sens plaisant, et entendre, par exemple, le narrateur dialoguant avec lui-même, et avec la langue même, à propos de la métaphore du pied des arbres (« … toujours des pieds et non des mains »), ou se représenter aussi cet espèce de dialogue dans le sommeil ou le demi-sommeil que poursuivent Quichotte et Sancho : l’un geignant (parce que le « serein » augmente ses douleurs, nonobstant ses bonnes résolutions morales), et l’autre, perdu dans ses « remémorations », se récitant ou se chantant des odes à Dulcinée (nous savons que c’est de cette façon qu’il passe la plus belle part de ses nuits). Il n’est rien, dans ce chapitre, qui ne reçoive son contrepoint et c’est d’une certaine façon la leçon de narration de Maître Pierre (alias Ginès) qui, ici, n’est pas du tout retenue : « pas tant de broderie… suis ton plain-chant, sans rechercher les contrepoints » (II, p. 228). Il est plaisant aussi d’entendre Sancho parler avec lui-même, c’est-à-dire l’écuyer avec le paysan (« Comptez-moi, frère écuyer, sept pieds de terre, et, si vous désirez davantage.. »). Ce dédoublement est significatif : c’est le dialogue de la réalité (coucher sur la dure) et de l’idéal (la terre tout entière appartient au chevalier errant et à son écuyer, ils couchent « sur terre »), ou, encore une fois, du compte (« comptez-moi ») et du conte.
c) Cette faculté de dédoublement, qui rend capable d’user de plusieurs langues, de plusieurs registres, est peut-être la valeur principale du « dialogisme ». Les paroles que Sancho s’adressent comme à un frère (« frère écuyer ») indiquent qu’il se rend compte de sa dure condition, mais Sancho est un être partagé, en lui-même « dialogique » et ne cessant pas de se faire questions et réponses. Finalement, le prestige du discours chevaleresque, de l’usage livresque et savant de la langue, l’emporte. C’est vers cet usage-là que Sancho veut s’élever. Mais si Quichotte triomphe, c’est qu’il est aussi capable de faire (nous semble-t-il) un usage parodique, tactique et humoristique de son idiome (« dis-moi, prévaricateur des ordonnances écuyéresques de l’errante chevalerie ; voir aussi l’usage du « tu » et du « vous » pour s’adresser à Sancho), capable d’entendre et d’imiter le langage de Sancho (de rendre, par exemple, proverbe pour proverbe), et surtout capable de laisser parler son valet, même si c’est aussi par tactique. Quichotte écoute le discours de comptable de Sancho, et démontre ensuite la supériorité de la fable chevaleresque ; mais la démonstration s’est faite dans le dialogue, et, finalement, le principe dialogique apparaît dans ce chapitre comme un moyen de la prise de conscience et comme un moyen d’éducation. Quichotte ne serait pas le maître qu’il est – Sancho ne souhaiterait pas, comme il le fait à la fin du roman, que leur histoire se poursuive (sous la forme par exemple de pastorale) – s’il n’était pas, tout simplement, « ouvert au dialogue ».
Conclusion
Ce chapitre vient après et commente une aventure qui n’en est pas une, qui est même le contraire d’une aventure, si l’aventure est ce qui fait le chevalier, et si le chevalier est celui qui cherche l’aventure : ici, Quichotte l’a fuie et est apparu plus que jamais anachronique, sans arme à feu au temps des arquebuses. Et, de même qu’on se demande « ce qu’est l’aventure » (c’est le sens du Quichotte selon Milan Kundera) et qu’on court après la véritable aventure, de même on cherche, dans ce chapitre, ce qu’est un dialogue.
La discussion porte d’abord sur l’aventure qui vient de se terminer, elle s’élargit ensuite à l’ensemble des aventures déjà rencontrées, et, de façon encore plus générale, à la vie du couple chevalier-écuyer, à leur destinée plus aléatoire que le destin sédentaire du laboureur et de son maître villageois. Comme dans la rencontre guerrière, Quichotte apparaît anachronique dans la discussion : les mots qu’il emploie (« prévaricateur des ordonnances écuyéresques, etc. ») sont les équivalents de sa lance et de son armet : ils ne devraient faire aucun effet. Ils impressionnent pourtant Sancho. Le naïf paysan est le partenaire qu’il fallait à Don Quichotte, et ce chapitre est un de ceux qui montrent que ce couple grotesque n’est que par et pour le dialogue. Il faut, certes, que le code du chevalier l’emporte afin que le voyage et le récit se poursuivent, et qu’« à la pointe du jour », ils repartent vers le même rêve (c’est-à-dire que, maugréant ou pas, le valet adopte le rêve et l’idiome de son maître). Mais cette communauté de but et d’idiome ne va pas de soi : plus d’un code se fait entendre et valoir, Sancho a voix au chapitre, il parle comme aucun valet ne parle dans aucun roman de chevalerie prédécesseur du Quichotte.
Cette polyphonie, cette cohabitation des langages et des points de vue contradictoires, des interjections brutes et des mots savants, fait la modernité du roman. Ici, elle est mise en scène de telle sorte, que le dialogue mange l’aventure qui l’avait suscité. Mais quel est ce dialogue ? Est-il véritable ? Les deux contradicteurs se rencontrent-ils vraiment, s’entendent-ils ? N’y a-t-il jamais entente qu’au prix d’un endoctrinement ou de la colonisation d’un langage par un autre ? Qu’est-ce que s’entendre ? Les questions qui interrogeaient sur la nature de l’aventure s’adressent maintenant au phénomène du dialogue lui-même, et c’est là sans doute une leçon importante du Quichotte : il y a des aventures « douces » (comme Sancho en fera, plus loin, p. 477, l’hypothèse), non belliqueuses. L’aventure (prédémocratique dans le Quichotte), c’est le dialogue lui-même, la rencontre des idiomes et des états ; l’autorité (du maître sur le valet) ne s’exerce qu’après une sorte de négociation et qu’après que le plaignant et dolent (Sancho) a été écouté. L’aventure du maître n’est plus la seule, n’est plus monodique, elle passe par l’épreuve du dialogue.
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Philippe Marty, « Commentaire composé du chapitre II, 28 de Don Quichotte », paru dans Loxias, Loxias 19, mis en ligne le 30 novembre 2007, URL :
Commentaire de Don Quichotte, chapitre II, 28
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